1. RÉSUME La coopération de la France avec l’Afrique se distingue par l’appui qu’elle déploie dans deux domaines régaliens : la défense, d’une part, et la monnaie, de l’autre. Ce type d’appui est apprécié au sud du Sahara, car l’Etat y demeure une forme politique encore jeune et parfois menacée. La défense, la monnaie, il s’agit là de domaines de souveraineté. Dès lors, il faut dissiper tout soupçon de néocolonialisme. En matière de défense, depuis la fin de la guerre froide, diplomates et militaires ont mis un soin particulier à responsabiliser les acteurs locaux et à inscrire les interventions françaises dans un cadre transparent, validé par la communauté internationale. Il en va différemment des affaires monétaires : la Zone franc est restée un sujet tabou. A la crainte, parfois justifiée, d’une spéculation contre le franc CFA s’ajoute l’axiome plus contestable selon lequel critiquer les modalités de la coopération reviendrait à attaquer son principe même. Il faudrait l’accepter ou la rejeter en bloc. Le débat est ainsi limité à sa plus simple expression. Une avancée s’est produite en 2017. Durant l’été, la Zone franc a fait l’objet d’une contestation publique, émanant de la société civile et, notamment, d’experts africains. A l’automne, le président de la République française s’est publiquement déclaré ouvert à des propositions de réformes émanant des responsables africains. Parallèlement, les discussions s’intensifient sur l’intégration économique et monétaire du continent africain, notamment en Afrique de l’Ouest Pour que cette avancée porte ses fruits, il faut échapper à deux tentations. La première serait une réforme de la Zone franc limitée aux symboles. Certes, ces derniers sont peu défendables, à commencer par le nom même de franc CFA. Le franc est une devise française que la France a elle-même abandonnée. Le sigle CFA vient de … « Colonies françaises d’Afrique » (termes ensuite remplacés, à sigle inchangé, par ceux de « Communauté financière africaine » en Afrique de l’ouest et de « Coopération financière en Afrique » en Afrique centrale). Mais s’en tenir à une réforme des symboles constituerait une terrible occasion manquée au regard des défis qui attendent la Zone. Des mutations économiques et sociales majeures se profilent pour les prochaines décennies : la population africaine doublera d’ici à 2050, 1 Je tiens à remercier Dominique Bocquet pour l’ensemble de ses commentaires et conseils lors de la rédaction de ce texte. Ses compétences techniques comme son intime connaissance de la réalité africaine m’ont été extrêmement précieux. Il reste, bien entendu, que je suis seul responsable des opinions émises dans cette note.
  2. l’urbanisation s’imposera largement entraînant des mouvements de population massifs et l’insertion dans les échanges internationaux sera transformée. Héritage colonial, le clivage entre Afrique francophone et anglophone ne constituera plus une délimitation économique pertinente (même s’il persistera comme réalité culturelle). La coopération monétaire doit être réformée pour affronter ces défis. L’autre erreur serait de confondre ces transformations avec une remise en cause de la stabilité des changes, à laquelle les pays concernés sont, à juste titre, attachés. Fort justement, le débat économique rend aujourd’hui mieux justice aux taux de changes stables, notamment pour les monnaies du monde en développement, souvent en proies à la spéculation. Mais pour assurer la stabilité des changes, il existe une vaste étendue de choix possibles. C’est dans cet esprit que cette étude s’attache à détailler les mécanismes de la Zone franc et à en cerner les changements nécessaires. Elle identifie les quatre points-clés d’une réforme. – Les règles de décision doivent être mises en cohérence avec le régime de change censé caractériser la Zone. Ce régime est celui de changes stables mais ajustables. Il peut parfaitement fonctionner en Afrique dès lors qu’une garantie extérieure sert de paratonnerre contre la spéculation. Mais il ne saurait se confondre avec une rigidité absolue, empêchant toute modification même en cas de circonstances exceptionnelles. Or tel est, en pratique, la situation résultant des règles de décision en vigueur, héritées du passé. – Les mécanismes de convergence doivent être renforcés. La Zone franc est composée d’unions monétaires africaines (UEMOA et CEMAC) qui, comme la Zone euro, sont elles-mêmes formées d’Etats nationaux détenant les principaux instruments non monétaires de la politique économique (en particulier, la politique budgétaire). Dans une telle configuration, la convergence économique est cruciale pour garantir la réussite de l’union monétaire. Tous continents confondus, cet aspect est toujours, initialement, sous-estimé. Malgré de réels efforts, en particulier en Afrique de l’Ouest, les mécanismes de convergence souffrent de lacunes spécifiques à la Zone franc, à la fois au sein des unions monétaires et dans l’agencement de leur relation avec la France. Ceci engendre une logique perdant-perdant. Pour le pays garant, elle entraîne un risque financier mal contrôlé (et appelé à grandir avec le temps) ; pour la partie africaine, elle engendre une dépendance récurrente vis-à-vis du garant. – Marqué par l’empreinte du passé, le périmètre de la Zone franc doit être adapté aux réalités économiques actuelles. Malgré l’adhésion de la Guinée équatoriale à la CEMAC et celle de la Guinée-Bissau à l’UEMOA, les contours restent marqués par les clivages hérités de la colonisation, notamment entre Afrique francophone et Afrique anglophone. Ceci est manifeste dans le cas du Ghana, quasiment enclavé dans la Zone franc mais séparé de ses voisins par la monnaie, alors même que son économie est, localement, la première. Un élargissement dans cette direction constituerait une novation historique majeure. Mais il est impossible à réaliser tant que les deux préalables évoqués ci-dessus n’auront pas connu de réponse. – La coopération monétaire doit apporter aux pays concernés une plus grande ouverture au monde. La stabilité financière, la maîtrise de l’inflation et le lien avec une grande monnaie internationale sont des acquis des unions monétaires africaines qui doivent être mieux reconnus, par l’Union européenne et par le reste du monde. Or les relations de concertation
  3.  organisées autour de la coopération monétaire sont étroitement confinées à la France. Il est normal qu’un lien institutionnel particulier soit établi entre le pays garant et ses partenaires africains. Mais il est dommage qu’aucune relation organisée ne relie ces derniers à la Banque centrale européenne et aux pays de la Zone euro. C’est la BCE (et non le Trésor français ou la Banque de France) qui fixe les taux appelés à représenter un plancher pour les taux directeurs africains de la Zone franc. De même, l’avantage que la stabilité du taux de change CFA-euro procure aux entreprises n’est en rien réservé aux entreprises françaises : il bénéficie, à égalité, à toutes les entreprises de la Zone euro. Renoncer par avance à un soutien plus net à la Zone franc des autres pays européens constitue une autre perte d’opportunité. Accessoirement – et contrairement à une idée reçue, c’est aux termes des Traités l’Union européenne qui est compétente en matière d’accords de change, non point ses Etats membres (aussi engagés soient-ils dans la coopération financière avec l’Afrique). * * * A partir de ces constats, cette étude définit un ensemble d’orientations et de propositions pour l’avenir. Le nom de la monnaie, le lieu de fabrication des billets et les formes pratiques de la garantie sont des enjeux identitaires. Un consensus peut facilement se dégager pour s’en remettre, sur ces aspects, aux choix de la partie africaine. Mais, au-delà, il est urgent de moderniser la Zone franc pour la préparer aux perspectives économiques et démographiques du continent : modifier les règles de décision pour permettre une souveraineté africaine collective, instaurer une convergence effective, fondement d’une solidité monétaire endogène, relancer l’intégration régionale, ouvrir la coopération monétaire sur de nouveaux interlocuteurs et partenaires et, enfin, faire de l’élargissement et de la modernisation du dispositif un levier pour mobiliser la communauté internationale et les investisseurs privés en faveur de l’Afrique. C’est en réformant cette coopération unique au monde que l’on mettra les acquis qu’elle représente au service du développement de l’Afrique.
  4. PRÉAMBULE Voici un peu plus d’un demi-siècle, devant la montée des légitimes aspirations à l’indépendance, la France du Général de Gaulle décidait de prendre les devants. Elle proposait l’indépendance à l’ensemble de ses colonies africaines, à un moment où certaines d’entre elles ne l’exigeaient pas encore avec force. Cette clairvoyance a, plusieurs décennies durant, conféré à la coopération française en Afrique subsaharienne une légitimité incomparable. Une clairvoyance du même ordre est aujourd’hui nécessaire pour dégager la relation franco- africaine des derniers traits du colonialisme. Son point d’application doit être la Zone franc : malgré son indéniable apport, elle constitue une survivance du passé et présente des blocages faisant obstacle aux progrès de la coopération. Sans une transformation profonde, des difficultés politiques grandissantes ne manqueront pas d’apparaître dans les prochaines années. Le ministère français des Finances et la Banque de France gèrent actuellement les relations avec leurs interlocuteurs africains avec un soin et une ouverture d’esprit incontestables. Ils ne sont pas en cause ici. Mais le cadre institutionnel en vigueur confine ces relations à un cercle extrêmement étroit. Une omerta entoure la Zone franc des officiels, tandis que, parmi les populations africaines, la notion de franc CFA est l’objet d’un malaise croissant. Une vive contestation de la société civile s’est exprimée au cours de l’été 2017. Ce malaise comporte une dimension identitaire qu’il serait dangereux d’ignorer. Depuis plusieurs années, la France se déclare ouverte à des changements, pour peu qu’ils soient proposés par ses interlocuteurs. La décision doit effectivement appartenir aux Africains. Chacun doit néanmoins réfléchir aux transformations souhaitables. De plus, un élargissement de la Zone franc est envisageable, en particulier en Afrique de l’Ouest. La concrétisation d’une telle perspective rendrait la réforme à la fois plus nécessaire et plus délicate. Les francs CFA sont tributaires de la garantie française. L’éventuelle fragilisation de cette garantie est, inévitablement, un souci pour les banques centrales et les Etats concernés. La France doit se montrer audacieuse, en ouvrant le champ des possibles, et généreuse, en faisant de sa garantie le bouclier de la transition vers une souveraineté monétaire africaine pleinement reconnue.
  5. INTRODUCTION Née en 1945, la Zone franc fait l’objet depuis les indépendances de critiques récurrentes, à la fois en Afrique et dans les milieux internationaux. L’acquis qu’elle incarne en termes de stabilité est indéniable. Mais elle cumule deux traits difficilement défendables aujourd’hui : la survivance d’un lien d’origine coloniale dans un domaine de souveraineté et l’indifférence affichée par le régime monétaire qu’elle incarne vis-à-vis des fondamentaux économiques des pays concernés. Hormis l’africanisation du management des banques centrales en 1972, elle a fait l’objet de peu de réformes. Les obligations vis-à-vis de la France ont été allégées, l’intégration régionale des pays africains membres encouragée. Le « franc CFA » a été dévalué en 1994, une fois en 70 ans. Mais ni l’avènement de l’euro, ni les novations récentes dans l’insertion internationale de l’Afrique n’ont déclenché de débat officiel. Aucune réflexion prospective n’a été conduite sur la « vision » de la Zone franc. Au fil des époques, la France et ses partenaires se sont accordés pour minimiser les changements de contexte. Ils se sont comportés comme si, en dehors de la continuité, il n’existait point de salut pour leur coopération monétaire. Ce silence n’est pas sain. Décourageant les critiques par l’inertie, il alimente les suspicions. Pourquoi tant craindre pour la Zone franc si elle n’a pas de valeur ? Et, si elle en une, pourquoi le débat serait- il à ce point redoutable ? Ce silence s’explique en partie par des appréhensions. Elles se situent principalement du côté africain : les Etats et les banques centrales concernées peuvent toujours redouter un retrait de la garantie française. Cette situation n’est pas propice à l’audace et à l’imagination. Du côté français, le risque d’une mise en jeu de la garantie n’est pas théorique, le passé l’a montré. Mais ce n’est pas ce risque qui contribue le plus au silence. C’est une forme de benign neglect, favorisée par l’inégale intensité des préférences : les mêmes sujets, cruciaux pour les pays africains de la zone franc, occupent à Paris une place plus modeste. Dans ces non-dits se niche en réalité une forme discrète (car délicate à dénoncer pour la partie africaine) de rapport néocolonial. Cette situation est en complet décalage par rapport au renouveau du continent africain et même par rapport aux initiatives prises ces dernières années par la France pour rénover ses relations avec l’Afrique : Conférence économique de 2013 pour un nouveau partenariat, lancement de la Fondation AfricaFrance pour une croissance partagée, création du Conseil présidentiel pour l’Afrique… Après une présentation rapide de la Zone franc, la première partie de cette note reprend les critiques qui lui sont adressées et qui ne sont pas toujours fondées. Elle détaille les véritables faiblesses de la zone. La seconde partie propose deux scénarios d’évolution. Le scénario I, ciblant les symboles, est tentant mais risque fort de faire manquer l’occasion d’une vraie réforme, pourtant nécessaire. Le scénario II, plus complexe à mettre en œuvre, constitue la voie que nous préconisons dans l’intérêt mutuel de la France et des pays africains de la Zone franc.
  6.  Principales recommandations : douze propositions pour une émancipation monétaire 1/ Rattachement à un panier de devises en lieu et place de l’euro 2/ Confirmation de la garantie française 3/ Nom de la monnaie et lieu d’impression des billets choisis par les autorités africaines 4/ Remplacement des Français par des administrateurs internationaux indépendants au Conseil des Banques centrales 5/ Remplacement du compte d’opération par un compte auprès de la BRI si cette formule est préférée par la partie africaine 6/ Renforcement de la coordination économique au sein des unions régionales africaines 7/ Élargissement de l’UEMOA en direction d’autres pays de l’Afrique de l’Ouest (hors Nigéria) 8/ Relance de l’intégration régionale avec le soutien des bailleurs de fonds 9/ Institution d’un sommet annuel des chefs d’Etat incluant le Président de la République française 10/ Implication progressive des autres pays de la Zone euro et de la BCE dans la coopération monétaire 11/ Etats-généraux avec participation des académiques, des entreprises et de la société civile 12/ Campagne de communication autour du renforcement des monnaies africaines
  7. LES PAYS ET… LES SIGLES DE LA ZONE FRANC La Zone franc comporte, en plus de la France, quinze Etats d’Afrique subsaharienne dont quatorze sont regroupés dans deux unions monétaires. PAZF signifie pays africains de la Zone franc. L’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) comprend le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo. La Banque centrale de cette union est la BCEAO (Banque centrale des Etats d’Afrique de l’ouest). Le nom de la devise est le franc CFA mais son code ISO est unique : XOF. La Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC) a pour membres le Cameroun, la République centrafricaine, la République du Congo, le Gabon, la Guinée équatoriale et le Tchad. La Banque Centrale de cette communauté est la BEAC (Banque des Etats de l’Afrique centrale). Le nom de la devise est aussi le franc CFA mais son code ISO est XAF. L’Union des Comores est le quinzième membre africain de la Zone franc. La Banque centrale de cet Etat est la Banque centrale des Comores, la devise le franc comorien et son Code ISO KMF. Carte de l’UEMOA et de la CEMAC (Source : Site IZF, Investir en Zone franc)
  8.  PREMIERE PARTIE : ANGLES-MORTS ET BLOCAGES DE LA ZONE FRANC Dans les années 1980 et 1990, l’avènement des changes flottants dominait les débats monétaires internationaux. La Zone franc était brocardée pour ses parités fixes. Il en va différemment aujourd’hui. La contribution des taux de changes fixes à la stabilité financière et à la maîtrise de l’inflation est mieux reconnue. Sous ce dernier rapport en particulier, les performances de la Zone franc se comparent avantageusement à celle du reste du continent. La garantie dont elle bénéficie est une protection contre la spéculation. Par ailleurs, le taux de change ne paraît pas, à l’heure actuelle, présenter de désalignement manifeste2 . Mais le problème politique devient de plus en plus sensible comme l’ont montré les protestations de l’été 2017. Il se double de rigidités pratiques, voire d’immobilismes, qui obèrent l’avenir des francs CFA. I/ LA ZONE FRANC, UN CHOIX POLITIQUE QUI NE DIT PAS SON NOM Les choix monétaires ont une dimension technique incontournable. Mais ils procèdent toujours, par ailleurs, d’un choix politique. Dans le cas de la Zone franc, il est double. 1/ Le lien politique entre pays africains de la zone franc La majorité des anciennes colonies françaises ont choisi de partager une monnaie. Ce lien s’ordonne principalement autour de deux régions (Afrique de l’ouest et Afrique centrale). Il repose à la fois sur des intérêts communs et sur des institutions, avec de fréquentes rencontres à tous les niveaux, y compris celui des chefs d’Etat (sommet annuel dans chacune des deux unions régionales). Comme le souligne Jean-Michel Severino, une très faible conflictualité caractérise les relations inter-étatiques dans la Zone franc depuis les années 1960. Elle contraste avec celle d’autres régions du continent, affectées par des conflits internationaux meurtriers (35 conflits militaires en Afrique depuis 1960), et témoigne ainsi de la réalité de leurs liens. 2/ Le choix d’un lien entre les pays africains de la Zone franc et Paris Le lien d’adossement constitué par la garantie française ne doit pas, lui non plus, être réduit à sa dimension technique. Il établit, qu’on le veuille ou non, un lien spécial avec la France. Ce lien inclut, là aussi, des rencontres régulières, avec la réunion semestrielle des ministres des Finances de la 2 Voir sur ce point les données réunies par Bruno Cabrillac dans l’article, La Zone franc, Malentendus et vrai débat, Telos, 23 octobre 2017.
  9. Zone franc, soigneusement préparées et tenues à dessein avant les grandes réunions du FMI et de la Banque mondiale. Ce lien n’a pas empêché la diminution graduelle des parts de marché françaises dans les pays concernés mais il est indéniable et exprime une forme d’interdépendance. Or il est enfermé dans le non-dit. Le lien d’adossement est présenté sous sa seule dimension monétaire, en particulier depuis la fin de la guerre froide. La richesse des échanges que la coopération monétaire entraîne n’est jamais revendiquée, comme si elle était devenue une relation furtive. La relation officielle est confiée aux seuls ministres des Finances, comme si elle n’avait de portée que financière et monétaire. Aucune disposition ne prévoit de réunion des chefs d’Etat incluant le président français. Le caractère inexprimé du lien politique ne peut que favoriser un doute identitaire au sein d’une Afrique dont le rapport au passé colonial est particulièrement complexe et difficile à dénouer. II/ DES MODALITÉS MONÉTAIRES SOURCES DE CONFUSION 1/ Certains aspects pratiques nourrissent en Afrique le soupçon de néo-colonialisme – La dénomination « franc » persiste, alors que le franc français a disparu. Les pays africains apparaissent, non seulement subordonnés à la France mais, de plus, rattachés à la France…d’hier, à travers une devise dont elle s’est, quant à elle, séparée. Le terme CFA, qui n’est plus guère manié que sous forme de sigle, recouvre des désignations successives, la première ayant été Colonies Françaises d’Afrique (sic).3 – Les réserves de change doivent être en partie déposées auprès du Trésor français. Les pays africains de la Zone franc sont tenus par une obligation de centralisation de leurs réserves auprès des banques centrales régionales et ces dernières doivent ensuite en déposer au moins 50% sur leur compte d’opération auprès du Trésor français. Certains y voient une épargne africaine « profitant à la France ». – Le rattachement à l’euro n’a pas donné lieu à débat alors que les flux commerciaux de l’Afrique se sont récemment diversifiés. Si la Zone euro représente toujours une part importante des échanges des « PAZF » (pays africains de la Zone franc), cette part décline sous la poussée des échanges entre émergents, notamment avec l’Asie. Face à cette évolution, la parité fixe avec l’euro ne va plus autant de soi. 2/ Elle fait l’objet en France même d’une méconnaissance se traduisant par des malentendus, même chez des responsables bien informés… 3 Le sigle CFA a été créé en 1945 lors de la fondation de la Zone franc pour désigner le franc des colonies françaises d’Afrique. Officiellement, c’est aujourd’hui le franc de la Communauté Financière Africaine dans les pays de l’UEMOA et de franc de la Coopération financière en Afrique dans les pays de la CEMAC. On peut voir dans la survivance du même sigle une simple anecdote. On peut aussi y lire un signe de conservatisme, signe inquiétant pour le système lui-même, par la faible sensibilité qu’il révèle envers la dimension politique et identitaire de la monnaie.
  10. Nombre de responsables français pensent que Paris gère l’émission monétaire, fonction qui revient aux banques centrales africaines. Beaucoup croient en l’existence d’un seul franc CFA, alors que l’existence de deux instituts d’émission commande de parler de franc BCEAO et de franc BEAC4 , auxquels s’ajoute le franc comorien. Si de telles approximations ont cours en France, comment s’étonner des fantasmes circulant en Afrique ?… La notion de Zone franc prête à confusion. Officiellement, la France est partie-prenante aux Accords qui la fonde. Mais elle n’est pas incluse dans l’espace monétaire et financier que cette notion désigne. Le franc CFA n’est pas accepté hors des « PAZF », fût-ce dans l’hexagone (où les billets ne peuvent même pas être changés). Les mouvements de capitaux vers la France ne bénéficient d’aucune liberté spécifique5 . III/ LES DEFAUTS DE LA ZONE FRANC EN LIMITENT LES BENEFICES Indépendamment du débat changes fixes-changes flexibles, la Zone franc présente des défauts économiques peu justifiés, qui en limitent les potentiels bienfaits. 1/ Elle est sous-optimale pour les pays africains qui en sont membres La rigidité du système de réserves dissuade parfois les Etats d’épargner Il est interdit aux « PAZF » de constituer des fonds souverains en devises, même en période de vaches grasses pour les produits de base (ce serait une façon déguisée de renationaliser les réserves). Par contre, ils peuvent se porter emprunteur sur les marchés internationaux. Il y a donc dissymétrie entre leurs placements et leur endettement. Certes, la Zone franc incite ses membres à la prudence financière. Mais ces Etats n’ont jamais eu à se soucier directement de convertibilité, conquête chèrement acquise ailleurs. Il en résulte parfois des comportements hasardeux en matière de dette extérieure et de risque de change. Malgré l’ampleur des variations de termes de l’échange, les modifications de parité sont quasi-impossibles La spécialisation des pays africains de la Zone franc dans les matières premières et les produits primaires, peut entraîner des variations de grande ampleur dans les termes de l’échange. Or, au sein de chaque union régionale, la parité n’est ajustable qu’à l’unanimité des Etats membres, condition peu réaliste car, le plus souvent, leurs vues divergent. A la rigidité « dans le temps » s’ajoute une rigidité de facto dans l’espace : la réticence à dissocier les deux régions (Afrique de l’Ouest et Afrique Centrale). Juridiquement et économiquement, rien ne le justifie. Il n’empêche qu’en 1994, un même taux de dévaluation a été appliqué aux deux régions, au nom de l’identité de traitement, alors que leurs fondamentaux différaient (les pays de la CEMAC sont presque tous exportateurs de pétrole). 4 Voire d’une « Zone BCEAO » et d’une « Zone BEAC », les billets d’une région n’étant pas acceptés dans l’autre. 5 Hormis bien sûr, la liberté des transferts liés aux transactions courantes, liberté assurée en Zone franc vers toutes les destinations.
  11. Actuellement, dans un contexte de faiblesse des prix du pétrole, la région CEMAC s’enfonce dans la crise. Mais elle défend par avance l’égalité de sort avec la région UEMOA (laquelle redoute de son côté une fragilisation si le franc « CEMAC » était, un jour, dévalué). Nous sommes donc en présence d’un double tabou : l’intangibilité du taux de change et l’indissociabilité entre les deux zones. Pour bien fonctionner, des changes fixes doivent être, en cas de nécessité durable et avérée, ajustables. Tel n’est pas le cas. L’exemple atypique de la dévaluation du franc CFA en 1994 Cette dévaluation est une exception qui… confirme la règle. Elle n’est intervenue qu’après une bonne décennie de désalignement et de stagnation. Non seulement la garantie française a soutenu artificiellement le franc CFA mais Paris a dû verser des sommes considérables pour soutenir les finances publiques d’Etats exsangues, voire se substituer à eux pour honorer leurs échéances extérieures. Le franc CFA fut in fine dévalué de 50%, taux brutal pour les épargnants, plutôt inhabituel en régime de changes fixes mais rendu nécessaire par l’ampleur du désalignement accumulé. Fort bien préparée sur le plan technique, elle a été considérée comme une réussite économique : la croissance est repartie et la compétitivité a été durablement rétablie. Mais cet ajustement n’a été possible qu’après la mobilisation politique au plus haut niveau d’une France encore très influente sur le continent et forte, à l’époque, d’un travail particulièrement approfondi de sa coopération sur les aspects macroéconomiques (ceci sous l’impulsion de Jean-Michel Severino, à l’époque Directeur du Développement au ministère français de la Coopération). Le processus a été mené de bout en bout par Paris, avec l’appui des institutions de Bretton- Woods. Pour l’anecdote, il n’a pu aboutir qu’au prix d’un stratagème. Un sommet de la Zone franc ne pouvait être convoqué officiellement car l’annonce d’une réunion aussi exceptionnelle aurait déchaîné la spéculation. Pour l’éviter, les chefs d’Etat furent convoqués le 12 janvier 1994 à Dakar, par les autorités françaises, à un sommet de… l’ASECNA (Agence pour la sécurité de la navigation aérienne en Afrique) ! 2/ Elle comporte des aspects inutilement ingrats pour la France La France se voit taxer de néocolonialisme alors qu’elle est en risque. En Afrique, l’impression prévaut d’une dépendance univoque, au profit de Paris. Pourtant, avec la garantie illimitée, cette dépendance comporte un élément significatif de réciprocité. De même, la détention de réserves africaines, qui lui est reprochée, ne représente pas l’avantage que certains imaginent. Ces réserves ne présentent plus d’intérêt monétaire pour la France en raison de son appartenance à l’euro. Dans l’hypothèse où la garantie de convertibilité entrerait en jeu, ces réserves auraient par construction disparu (la garantie prendrait la forme d’un découvert illimité et inconditionnel du compte d’opération) 6 . 6 Par ailleurs, les règles de rémunération sont dissymétriques, dans un sens plutôt favorable aux banques centrales africaines. Lorsque le compte d’opérations est créditeur, il est rémunéré, dans la limite de la part obligatoire des réserves, au taux marginal des interventions de la banque centrale. Ce taux est supérieur d’environ 100 points de base au taux de l’open market (alors qu’il s’agit d’avoirs à vue). De plus, un taux-plancher est prévu depuis 2015. A l’inverse, en cas de découvert, le taux supporté est de 1%, puis 2% et, au-delà d’un certain seuil, celui du marché monétaire
  12. Autre incohérence, presque jamais relevée : on suppose généralement que les entreprises françaises bénéficient d’un privilège du fait de la parité fixe. Aux yeux de certains, cet avantage constituerait le mobile « caché » de l’engagement français. On omet de rappeler que l’avantage tiré de la parité fixe CFA-euro s’étend aux autres pays de la zone euro (qui ne participent pas à la couverture du risque). Bref, la France assume, seule, un risque financier non rémunéré, pour lequel l’opinion africaine ne lui accorde guère de crédit et dont le bénéfice commercial est partagé avec toute la zone euro ! Vu la pérennité hors normes de sa garantie et le caractère exceptionnel de l’outil de coopération qu’elle représente, il y a là, pour le moins, une perte d’opportunité. Elle renvoie pour partie à une curieuse spécificité de la Zone franc : sa gestion par Paris avec une quasi-absence d’association de l’Union européenne. 3/ La gestion solitaire de la Zone franc, ou le piège du tête à tête franco-africain Ce tête à tête ne va pas de soi : – les entreprises de la zone euro bénéficient toutes, à égalité, de la parité fixe euro-CFA ; – l’Union européenne est désormais compétente en matière d’accords de change (contrairement à une croyance répandue à Paris : voir, en annexe, la fiche Zone franc et Union européenne) ; – l’absence de relation directe entre les banques centrales africaines et la BCE est dommageable dès lors que ce sont les décisions de cette dernière qui affectent leur politique monétaire. Lors de la signature du Traité de Maastricht en 1991, la France avait esquivé le sujet constitué par les accords extérieurs de type Zone franc par crainte de fragiliser le processus d’Union économique et monétaire. En 1998, la netteté de sa qualification pour l’euro a permis au ministre de l’époque d’arracher, à la demande des pays africains, une validation sous conditions. Mais, ultérieurement, elle a agi derechef comme si la coopération monétaire en Afrique était une pure compétence nationale. Le passage à l’euro, l’une des deux plus grandes monnaies mondiales en lieu et place du franc français, n’a guère été valorisé auprès des opinions africaines alors qu’il s’agissait d’un gain de statut notable pour les francs CFA (surtout lorsque les flux commerciaux avec l’Union européenne représentaient l’écrasante majorité des échanges extérieurs de l’Afrique subsaharienne)7 . Les obligations auxquelles est désormais soumise la Zone franc vis-à-vis de l’Union européenne sont rarement évoquées et généralement sous-estimées (voir annexe). La politique solitaire de la France s’explique par des préoccupations de court terme qui tendent à se pérenniser d’elles-mêmes. La principale réside dans les critiques exprimées par certains pays européens vis-à-vis de la Zone franc. N’ayant jamais été associés, ni informés en profondeur sur cette coopération, ils se montrent souvent réservés et parfois sévères à son endroit (y compris dans les enceintes multilatérales). Les responsables africains voient dans ces réserves une possible euro, sans prise en compte du risque inhérent à la situation. Ajoutons à cela, une garantie de changes en DTS introduite dès 1974 et destinée à protéger la part obligatoire des réserves africaines contre une dépréciation. Cette garantie, également dissymétrique, ne s’applique qu’au solde créditeur. 7 Aujourd’hui encore, même avec une part de marché européenne en déclin sur le continent africain, le fait que CFA soit indexé sur l’euro facilite la tâche des opérateurs internationaux. Pour une entreprise globale, américaine ou asiatique, la parité des francs CFA n’est certes pas celle du pays d’origine mais c’est une parité familière et un risque de change qu’elles sont accoutumées à gérer.
  13.  menace. Ils sont spontanément enclins à privilégier le cadre bilatéral des relations avec la France auquel ils sont habitués. Néanmoins, sur la durée, la perte d’opportunité est considérable pour les unions monétaires africaines : c’est une forme de relation avec l’Europe et de reconnaissance internationale dont elles sont privées. Vis-à-vis de l’opinion africaine, le message est étrange : comment ne serait-elle pas troublée de voir une France si attachée à l’union économique et monétaire européenne faire de sa coopération monétaire avec l’Afrique une affaire purement nationale ? Par son caractère décalé, le tête-à-tête monétaire franco-africain ne peut que nourrir le soupçon vis-à-vis de Paris. IV/ LA RIGIDITÉ DE LA ZONE FRANC CACHE DES FAILLES PRÉOCCUPANTES 1/ La Zone franc « telle qu’elle est », ou les trois pièces du puzzle Comme le soulignent les travaux de la Banque de France, la « Zone franc » recouvre trois éléments distincts (et, en théorie, séparables) : les unions monétaires (i), leurs régimes de change (ii) la coopération monétaire avec la France (iii). (i) Les unions monétaires régionales Si l’on met à part les Comores, qui sont un Etat, la véritable base de la « Zone franc » réside dans les deux Unions monétaires, UEMOA, d’une part, et CEMAC, de l’autre. C’est à ce niveau que s’opère un transfert de souveraineté lourd, les Etats membres ayant renoncé à battre monnaie et consenti à des restrictions en matière de financement monétaire de leurs déficits. Les francs CFA sont émis par la BCEAO et la BEAC. Ces dernières se sont vu reconnaître un relatif statut d’indépendance, notamment avec l’inamovibilité des membres de leurs comités de politique monétaire. Elles disposent de ressources et d’infrastructures qui les détachent de la plupart des institutions locales. Des commissions de supervision bancaire présidées par les gouverneurs de ces banques centrales ont également vu le jour. Le financement monétaire des déficits est encadré dans chaque zone8 . (ii) Le régime de change Il se caractérise par la fixité autour d’une parité définie en euros et par un certain degré de liberté des mouvements de capitaux. Celle-ci est limitée aux opérations courantes, limitation compatible avec l’article VIII des Statuts du FMI auquel les unions monétaires ont adhéré en 1996. La convertibilité n’est effective qu’à l’intérieur de la zone. (iii) Les accords de coopération monétaire avec la France. 8 Les règles sont en cours de perfectionnement. Il est prévu de limiter aussi le refinancement des créances souveraines détenues par les banques, qui constituait une voie indirecte de financement des trésors nationaux.
  14.  En substance, ils peuvent se comparer à des accords de swap entre la France et chacune des banques centrales africaines. Or ils sont souvent perçus comme une sorte de charte constitutive de la Zone franc, laquelle s’incarne dans les solennelles réunions des Ministres des Finances. Il entre ainsi, dans l’image de la « Zone franc », une part de mythologie. Le plus intéressant est ce qu’elle… dissimule. 2/ La faille africaine de la Zone franc : la faiblesse de l’intégration régionale Les « PAZF » ont longtemps vécu sans intégration régionale. Jusqu’à la décennie 1990, les tarifs douaniers et les accords commerciaux y sont demeurées des compétences nationales. Historiquement, la Zone franc n’est pas issue d’un processus « à l’européenne » (rapprochement économique débouchant sur l’union monétaire). Tout comme la Zone sterling naguère, elle est née sous la forme d’une union de transferts de capitaux. Zone franc et ex-Zone sterling : des origines communes comme unions de transferts de capitaux L’objectif était de permettre le rapatriement vers la métropole des revenus générés par l’économie coloniale et, plus généralement, le bon fonctionnement de l’empire. Ces unions se sont, en particulier, affirmées après la disparition du système d’étalon-or et la montée des restrictions aux échanges. Elles ont alors permis une liberté des mouvements de capitaux entre colonies et métropoles. Cette liberté a permis le fonctionnement du système colonial. La Zone sterling a disparu dans les années 1970. La liberté des mouvements de capitaux entre les pays africains de la Zone franc et la France a duré jusqu’au début des années 1990. L’adoption par la France de la liberté des mouvements de capitaux erga omnes a alors conduit à y mettre fin, les PAZF ne souhaitant pas adopter cette dernière. Ce n’est que dans les années 1990 que la mise en place d’unions douanière et d’une coordination économique régionale ont été lancées en Zone franc, notamment sous l’impulsion de la coopération européenne. C’est ainsi que naquirent l’UEMOA et la CEMAC. Ce processus est précieux. Mais, un quart de siècle après, le marché commun est encore inachevé en Afrique de l’Ouest (région dotée de traditions d’échanges) et il est demeuré en grande partie nominal en Afrique Centrale (régions de forêts aux échanges traditionnellement limités et, aujourd’hui, sous l’empire de la rente pétrolière). En Afrique de l’Ouest, l’UEMOA s’inscrit dans des cercles concentriques : ses membres appartiennent à une entité nettement plus large, la CEDEAO (Communauté économique des Etats d’Afrique de l’ouest), qui s’étend du Sénégal au Nigéria et que le Maroc a choisi de rejoindre. En janvier 2017, la CEDEAO a décidé de devenir une union douanière. C’est un défi pour l’UEMOA. Si le processus aboutit, le franc BCEAO pourrait être confronté à des dévaluations compétitives internes à ce nouveau marché commun, perspective militant en faveur d’un élargissement de l’UEMOA (ou de la réalisation d’une union monétaire dans le cadre de la CDEAO).
  15.  3/ Le mythe de la Zone franc, paravent de la faiblesse des institutions régionales Le mythe de la « Zone franc » masque aujourd’hui non seulement la faiblesse de l’intégration régionale mais aussi les limites à l’autorité des banques centrales. Pour un ensemble de raisons (besoin d’affirmation d’Etats encore jeunes, faiblesse du cadre régional, doutes vis-à-vis des banquiers centraux…), les Etats membres des unions monétaires montrent une confiance limitée envers leurs banques centrales. Leur pouvoir de nomination et leur capacité de tirage sur les réserves régionales leur permettent d’exercer sur elles des pressions. Deux conséquences en découlent : – les Banques centrales ont parfois tendance à s’abriter derrière le pays garant pour préserver leur autorité. Elles contribuent à entretenir le mythe de la Zone franc, même si certains Etats peuvent les rejoindre dans cette attitude (qui permet de placer entre parenthèses les discussions et rapports de forces locaux) ; – les unions monétaires n’ont pas connu de véritable processus d’approfondissement, même au fil douloureux des crises (comme par exemple la Zone euro avec la crise grecque). Une illustration des limites aux unions monétaires africaines : le cas d’école d’un passage aux taux de changes flottants Les unions monétaires africaines ne pourraient probablement pas tenir le choc en cas de passage à des taux de changes flottants, proposition parfois avancée, aujourd’hui encore, par certains économistes. En effet, les actuelles parités fixes ne laissent aux banques centrales qu’une marge de manœuvre limitée. Elles doivent « fournir les devises » si les Etats membres leur présentent des CFA. En outre, leurs taux directeurs sont contraints par ceux de la Zone euro, auxquels ils peuvent difficilement rester longtemps inférieurs. Cette marge de manœuvre limitée est conciliable avec… la réalité politique actuelle des unions monétaires : une faible délégation de souveraineté des Etats membres de ces unions monétaires vers les Banques centrales. Le flottement détruirait cet équilibre précaire. La politique monétaire acquerrait son autonomie, impliquant une forte délégation de souveraineté aux Banques centrales. Celles-ci pourraient, en particulier, fixer beaucoup plus librement les taux d’intérêts directeurs puisqu’elles ne seraient plus contraintes de tenir compte de ceux de la Zone euro. Les Etats n’y seraient vraisemblablement pas disposés. Si – comme il est probable – le flottement n’était pas « pur », se poserait en plus l’épineuse question des interventions, donc de la politique de change. Les Etats ne seraient certainement pas prêts à la confier aux banques centrales en l’état actuel des choses, mais ils ne pourraient pas davantage l’exercer collectivement dans les instances intergouvernementales régionales qui délibèrent à l’unanimité. Rien n’assure que les unions monétaires résisteraient à un tel test. C’est l’une des raisons du « culte de la continuité » en Zone franc et du penchant pour le non-dit. La boucle est ainsi bouclée avec le non-dit politique. Une partie des responsables africains voit même dans les signes de liens avec la France (notamment le nom de la monnaie et l’existence du compte d’opération) un gage de pérennité de la garantie. Cette croyance les place en position orthogonale par rapport à des sociétés locales que le fonctionnement clos des institutions monétaires tient à l’écart des débats.
  16.  Il n’est donc pas surprenant qu’au soupçon néocolonial se mêle celui de bénéficier exclusivement aux élites locales. Même si ce dernier point mérite d’être nuancé car la maîtrise de l’inflation est une protection pour les plus pauvres comme l’a illustré, sur un autre continent, l’histoire économique récente du Brésil9 . Il reste que l’appropriation des institutions monétaires par les populations est peu encouragée. Ceci n’est propice ni à la maturation démocratique des sociétés africaines, ni à une relation nord-sud apaisée. A quoi bon un engagement aussi fort que la garantie monétaire s’il fait de la France un objet de ressentiment 4/ La coordination des politiques économiques, un jeu à trois incertain : les instances régionales, la France et le FMI Les instances régionales assurent une coordination des politiques économiques en partie fictive. Des règles existent, certes. Mais elles ne font pas l’objet de sanctions et la réalité des chiffres n’est pas toujours vérifiée. Une certaine « pression des pairs » s’exerce car les pays s’observent et voient dans les réserves un « bien commun ». Mais, en pratique, la « coordination » des politiques économiques est la résultante d’un jeu à trois, avec une distribution des rôles instable. La France est la seconde partie-prenante à cette coordination. Elle fait passer des messages par le canal bilatéral, soit avec une union régionale, soit avec un pays en particulier lorsque leur situation se dégrade. Elle est motivée par le risque d’une mise en jeu de sa garantie et animée par le souhait de voir la Zone franc, dont elle est régulièrement l’avocate, réaliser les meilleures performances possibles. Sa garantie fait d’elle une sorte de gendarme de dernier ressort. Néanmoins, son influence se heurte aujourd’hui à d’étroites limites institutionnelles et politiques. Elle s’inscrit dans des relations d’essence bilatérale (France-Zone franc, France-unions régionales, France-pays africains de la Zone franc…). Par définition, le canal bilatéral se prête mal à un dialogue franc sur les politiques économiques : il entraîne une autocensure due au coût politique inhérent aux messages de rigueur. C’est l’une des raisons pour lesquelles le cadre multilatéral est généralement privilégié, dans les relations internationales, pour le dialogue sur les politiques économiques. Ensuite, ce dialogue bilatéral franco-africain est mené au niveau des ministres des Finances. Or ceux-ci sont bien évidemment sous l’autorité des chefs d’Etats (dont le poids politique ne saurait être sous-estimé en Afrique). L’absence de rencontres régulières entre le chef d’Etat français et ses homologues africains se fait ici lourdement sentir. Seul un dialogue avec ce dernier pourrait conduire ses pairs africains à s’approprier vraiment les conclusions des discussions avec la France. Théoriquement, le ministre des Finances français peut agiter la menace d’un retrait de la garantie pour se faire écouter. Mais cette arme ultime ne peut être maniée qu’en cas de dégradation avancée, non pour faire vivre une coordination permanente et prévenir les déséquilibres. 9 Voir sur ce plan, l’ensemble des travaux consacrés à la Zone franc par Patrick Guillaumont et Sylviane Guillaumont-Jeanneney, fondateurs du CERDI (Centre d’études et de recherche sur le développement, Université d’Auvergne, Clermont-Ferrand).Voir aussi la Tribune de Pierre Jacquemot publiée par l’IRIS le 21 septembre 2017, Faut-il tuer le franc CFA ?
  17.  Le troisième acteur est le FMI. D’après ses statuts, celui-ci n’a guère vocation à intervenir dans des pays ne connaissant pas, à proprement parler, de difficulté de balance des paiements (du fait de la garantie de convertibilité). Naguère, la France leur allouait elle-même des concours bilatéraux d’ajustement. Depuis 1993, consciente des limites de sa capacité de pression, elle s’emploie à placer le FMI en première ligne10 . Là aussi, l’ambiguïté n’est pas absente puisque seul un besoin de financement, donc une situation dégradée, permet à ce levier de fonctionner pleinement. Tout en étant considéré comme indispensable, le FMI n’est pas partie-prenante aux instances de la Zone. La coordination est donc bancale. Il n’est pas surprenant qu’elle présente de béantes lacunes. L’une d’entre elles est l’augmentation rapide, et parfois hors de toute maîtrise depuis 2010, de l’endettement extérieur des pays africains de la Zone franc. Cette variable majeure échappe au contrôle. La reprise du cercle de la dette représente une évolution non problématisée et un risque non maîtrisé. C’est donc une nuance de taille aux acquis de la Zone en termes de stabilité. En dépit des leçons du passé, elle montre les limites de la coordination. Au total, le mythe de la Zone franc cache la fragilité des canaux d’influence du… garant. En même temps, ce mythe tend à détourner les pays africains de la voie d’une coordination économique renforcée, seule solution d’avenir pour eux et seul moyen d’assurer à long terme la solidité des francs CFA. L’apparition, comme dans les années 1980, de signes avant-coureurs d’une crise d’endettement, socialement douloureuse pour les pays africains, budgétairement coûteuse pour la France et périlleuse pour le taux de change incite à réagir avant qu’il ne soit trop tard. 10 La doctrine d’Abidjan, énoncée en mai 1993, prévoit qu’aucun concours d’ajustement français ne sera plus alloué à un pays n’ayant pas d’accord avec le FMI. Ceci donne au Fonds un levier pour faire valoir ses conditionnalités.
  18.  DEUXIÈME PARTIE : UNE ÉPREUVE DE VÉRITÉ, DEUX SCÉNARIOS Le nouveau quinquennat en France coïncide avec la décision de la CEDEAO de réaliser une Union douanière. Cette concomitance peut être mise à profit pour remédier aux défauts de la Zone franc. A défaut, il n’est pas sûr qu’une autre occasion se présente (en dehors de crises rendant la réforme infiniment plus complexe). Une forme « d’heure de vérité » sonne pour la coopération monétaire avec l’Afrique. Deux scénarios sont concevables. I/ SCENARIO I : UNE REFORME CIBLANT LES SYMBOLES Les symboles du lien avec la France sont autant de sujets permettant de changer à peu de frais l’image du franc CFA. Abroger l’essentiel de ces symboles (nom de la monnaie, compte d’opération, présence de Français dans les conseils d’administration des banques centrales africaines…) permettrait d’afficher un progrès apparent vers « l’indépendance monétaire africaine ». Les « PAZF » n’ont pas forcément tous envie d’une telle option (synonyme possible de relâchement du lien avec la France). Mais il serait délicat pour eux de la refuser tant elle apparaîtrait comme un « gain » unilatéral pour la partie africaine. Si un pays en prenait l’initiative, les autres pourraient difficilement s’y opposer. Un tel mouvement s’inscrirait dans le fil des aménagements successifs de la Zone franc, marqués par une préférence envers les solutions les plus simples. Ce mouvement apparaîtrait cohérent avec les perspectives monétaires régionales se dessinant aujourd’hui en Afrique de l’Ouest, avec la possibilité d’un élargissement de l’UEMOA11 . Le scénario « ciblant les symboles » bénéficierait donc de trois avantages : image d’émancipation africaine, simplicité et « signal » adressé aux pays susceptibles de rejoindre l’UEMOA. La France pourrait éventuellement se laisser tenter : – le compte d’opération n’est pas fondamental pour Paris. Comme on l’a vu, au moment où la garantie entrerait en jeu, les réserves africaines, par construction, ne seraient plus présentes ; – ayant abandonné le franc, elle ne peut objecter à un changement de dénomination du CFA ; – la participation à la gouvernance est un sujet plus délicat car cette participation procure un accès à l’information sur la gestion monétaire des banques centrales africaines. Cette participation a par 11 Pendant longtemps, le schéma prévu pour l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest reposait sur une union monétaire préalable des pays de la CEDEAO hors Zone franc, qui se serait ensuite rapprochée de l’UEMOA. Ce schéma semble abandonné, pour deux raisons : le poids écrasant du Nigéria rendrait irréaliste une union monétaire dont il ne serait pas le pilote et le poids écrasant du pétrole dans son économie le distingue du reste de l’Afrique de l’Ouest. Le schéma ayant désormais cours prévoit une union monétaire de tous les pays d’Afrique de l’Ouest sans le Nigéria (qui peut se passer d’union monétaire). L’UEMOA pourrait éventuellement être le creuset d’une telle union, qui passerait alors par son propre élargissement, y compris, le cas échéant, au Ghana, deuxième économie de la région après le Nigéria.
  19. ailleurs déjà été beaucoup réduite12 . Il subsiste toutefois une petite marge de manœuvre pour la réduire encore sans la faire disparaître. Renoncer à ces symboles pourrait être envisagé par Paris comme un geste peu coûteux à accomplir, avec un bénéfice moral à la clé. Toutefois, ce scénario laisserait en l’état la plupart des faiblesses de la Zone franc. (i) Une modification de parité deviendrait encore plus problématique. En 1994, seule l’influence française a permis de faire passer la décision. (ii) Les petits pays pourraient sortir affaiblis de l’opération. Celle-ci serait vraisemblablement imposée par les plus grands pays de la Zone et, dans un contexte de moindre présence de la France, ces derniers pourraient plus facilement dicter leur loi. (iii) Une occasion sans doute unique de moderniser les francs CFA serait manquée. (iv) La perspective de l’élargissement pourrait tourner au marché de dupes. Cet élargissement est impossible sans autorisation européenne, ce que beaucoup de dirigeants africains ignorent. A supposer qu’il se réalise, la garantie française se trouverait fragilisée à long terme si la coordination économique régionale n’était pas renforcée. L’élargissement la rendrait financièrement plus significative (le Ghana est à lui seul plus peuplé que la Côte d’Ivoire et sa population pourrait dépasser 50 millions d’habitants en 2050) et politiquement plus… incertaine (l’opinion publique française pourrait s’étonner d’un tel risque souscrit en faveur de pays non francophones si les perspectives n’étaient pas clairement expliquées). Avec le recul, ce scénario pourrait apparaître comme une occasion ratée. II/ SCÉNARIO II : UNE REFORME EN PROFONDEUR Ce scénario consisterait à s’appuyer sur la remise en jeu des prérogatives françaises pour renforcer et moderniser la Zone franc. Il supposerait une initiative forte. La France devrait accepter de revoir ses prérogatives en contrepartie d’un processus d’approfondissement de l’intégration régionale et d’un soutien accru de la communauté internationale aux unions monétaires africaines. Trois conditions de base doivent être remplies pour donner à une telle initiative sa signification historique : une portée émancipatrice sans conteste, une ambition modernisatrice concrète et un échéancier assorti d’une période de protection renforcée pour éviter toute spéculation. 12 A la BCEAO, la France détient un siège sur huit au Conseil d’administration et un sur quinze au Comité de politique monétaire. A la BEAC, deux sur quatorze au Conseil et au Comité de politique monétaire. L’on pourrait éventuellement considérer qu’elle n’a sa place qu’au sein des comités de politique monétaire, qui statuent en quelque sorte sur l’émission de la monnaie garantie par la France.
  20. 1/ Les composantes de l’émancipation La France pourrait confirmer solennellement que le nom de la devise et le lieu de fabrication des billets relèvent de la décision souveraine des pays africains de la Zone franc. Elle s’engagerait à se ranger à leur avis quel qu’il soit, à tout moment. Ce geste symbolique ne soulève pas de difficulté. Il serait apprécié. Pour ne pas prêter le flanc à l’accusation de réforme cosmétique, une transformation plus décisive s‘impose. L’option la meilleure consisterait à ouvrir à la partie africaine la possibilité de choisir un panier de monnaies comme ancre de leurs unions monétaires, en lieu et place du seul euro. Cette option révolutionnaire (à l’aune de la Zone franc et de son histoire) créerait un effet de surprise considérable. Elle serait mutuellement bénéfique, sans présenter les risques que l’on imagine au premier abord. Les matières premières dans lesquelles les pays africains sont spécialisés sont, dans l’ensemble, cotées en dollars. Le rattachement exclusif à l’euro signifie actuellement une addition des incertitudes. Concrètement, une baisse des prix des produits de base conjuguée à une baisse du dollar par rapport à l’euro peut leur faire subir une triple peine (perte de recettes sur les produits de base, accentuée par la baisse du dollar et assortie d’un handicap à l’exportation pour les produits transformés). L’introduction éventuelle, sur décision africaine, d’une part de dollar réduirait ce risque pour les pays concernés. Plus généralement, il réduirait leur exposition aux variations euro- dollar13 . Ce changement serait compatible avec l’intérêt de la France en tant que garant. En effet, le risque d’un désalignement de la parité diminuerait et, avec lui, le risque d’un appel de garantie. Néanmoins cette garantie resterait le paratonnerre protégeant les pays partenaires de la spéculation monétaire, souvent impitoyable pour le monde en développement. L’inconvénient politique pour Paris – se voir éventuellement reproché de favoriser des devises autres que l’euro – peut être maîtrisé. Ces devises n’ont pas à être désignées par la France. Celle-ci a une longue histoire avec la notion de panier de devises (Ecu, DTS, entre autres…). Il ne serait pas difficile d’obtenir des unions monétaires africaines une certaine préférence envers l’euro pendant une période prolongée. Il pourrait parallèlement leur être demandé un engagement durable à placer en euros une part significative de leurs réserves, solution élégante vis-à-vis des Européens et, également, vis-à-vis des Africains (qui apparaîtraient alors comme soutenant l’euro au lieu d’en être tributaires). 13 C’est la conclusion à laquelle est parvenu le Maroc en 2017. Premier détenteur mondial de réserves de phosphates, il a su augmenter les recettes d’exportations tirées de cette matière première grâce à une modernisation de l’OCP (Office chérifien des phosphates). Ayant, de longue date, ancrée sa devise le dirham à un panier, il vient de renforcer, au sein de ce panier, la part du dollar (60% euro et 40% dollar, contre 80-20 auparavant). L’exemple rappelle que l’adoption d’un panier ne doit pas être confondue avec un « flottement » de la monnaie. Elle aller de pair avec la fixité, qui s’exerce alors vis-à-vis d’une moyenne de devises, pondérée mais tout aussi précise que si l’ancre est fournie par une seule devise.
  21.  2/ Les clefs d’une modernisation des unions monétaires régionales La présence de Français dans les instances des banques centrales africaines et l’existence du compte d’opération sont diversement ressentis. Toutefois, ils évitent l’entre soi local et sont facteurs de transparence. Il convient de les remplacer par des formules prenant en compte ces dernières préoccupations. La France pourrait accepter la réattribution des sièges qu’elle détient à des administrateurs internationaux indépendants14 . Ces derniers seraient choisis par les chefs d’Etat africains sur proposition d’un panel international (par exemple : gouverneurs des banques centrales africaines, gouverneur de la Banque de France, président de la BCE). Elle pourrait également accepter le remplacement du compte d’opération par un compte auprès de la BRI15 . La composition du panier de monnaies, décision africaine, devrait faire l’objet d’une règle de décision réaliste dans chaque union régionale (majorité renforcée des Etats et non unanimité), en concertation avec la France (nihil obstat au panier par rapport auquel s’exercerait sa garantie). Ce serait l’occasion de revoir le mécanisme de décision en matière de taux de change16 , sans braquer excessivement les projecteurs sur ce sujet, source potentielle de spéculation. La coordination économique devrait impérativement être renforcée au sein des unions régionales. L’exemple de la Zone euro est, parmi d’autres, l’une des sources d’inspiration à la disposition des Africains. La crise qui a éclaté dans cette zone en 2009 prouve, s’il en était besoin, que l’on a souvent tendance à sous-estimer le besoin de convergence et de coordination inhérent aux unions monétaires. Un renforcement tangible reposerait sur les éléments suivants : la modernisation des critères de convergence, l’introduction (à terme mais selon une date fixée à l’avance) de sanctions en cas de non-respect d’engagements essentiels et une transparence vérifiée internationalement des comptes des Etats (autorité statistique indépendante et compétente aussi en matière de dette publique). Mais le contenu des critères et les modalités de contrôle doivent être avant tout conçus en fonction des réalités régionales et en tenant compte des enjeux du développement et de son financement. Un processus d’élargissement de l’UEMOA pourrait être envisagé. Il est hautement souhaitable. Une telle perspective serait hautement mobilisatrice pour les pays concernés, le continent africain et les bailleurs de fonds. Le cas échéant, elle serait une preuve tangible de dépassement du clivage entre Afrique francophone-et anglophone (et, par conséquent, de la « françafrique »). La relance de l’intégration régionale devrait s’opérer selon des modalités innovantes, s’inspirant, comme dans les années 1990, de l’exemple européen, sans toutefois s’y enfermer (cf. les formules d’intégration informelle privilégiées en Asie et dont l’OHADA17 est un exemple en 14 L’idée d’administrateurs indépendants est défendue par Patrick Guillaumont (Quel avenir pour les francs CFA ?, FERDI, 2017) 15 Banque des Règlements internationaux. Solution mentionnée par Pierre Jacquemot (document cité) 16 Deux modalités possibles pour les décisions en matière de taux de change : une majorité renforcée comme pour la composition du panier de monnaie ou, le cas échéant, une règle de majorité inversée avec un déclencheur lié aux taux de change effectif réel. 17 Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires
  22.  Afrique même). L’AFD18 dispose aujourd’hui d’une connaissance unique de l’Afrique et d’une excellente image parmi les institutions de financement du développement. Son expertise et ses initiatives pourraient être sollicitées avec profit sur ce plan comme sur d’autres. L’impact politique de ces mutations pourrait être considérable en Afrique et dans la communauté internationale. Un tel momentum devrait absolument être mis à profit pour mobiliser les Etats nationaux et les bailleurs de fonds autour d’un soutien aux régions concernées : financement de grands projets d’infrastructures, promotion de l’intégration régionale et soutien aux réformes macroéconomiques. Ce dernier point n’est pas à négliger. Le renforcement de la coordination économique sera un processus exigeant. Une forme de « bonification » par les bailleurs de fonds des efforts consentis localement est indispensable pour les convaincre de s’y engager. Quant à elles, les institutions de la Zone franc seraient modifiées de la manière suivante : un sommet annuel de la coopération monétaire avec l’Afrique verrait le jour, la réunion semestrielle des ministres deviendrait la Ministérielle de la coopération monétaire avec l’Afrique, le secrétariat de la Zone franc deviendrait le secrétariat de la coopération monétaire avec l’Afrique. Ces deux instances pourraient, sur accord mutuel, s’ouvrir à des observateurs de l’Union européennes et de l’Union africaine. La France pourrait éventuellement se montrer ouverte à une évolution ultérieure vers la création d’institutions monétaires panafricaines (dans un premier temps sous forme de réunions d’échanges de données et de bench-marking entre monnaies africaines, à terme à travers la création d’un Fonds monétaire africain). Elle pourrait étudier les moyens de valoriser sa garantie dans le calcul de son APD. Élargissement : le cas emblématique du Ghana Dans le débat monétaire au sein de la CEDEAO, le Ghana apparaît en pointe. Un rapprochement de l’UEMOA avec ce pays est donc envisageable. Son adhésion à cette union monétaire ne peut plus être exclue. Un tel cas de figure changerait profondément la donne. Il militerait en faveur d’une réforme profonde de l’UEMOA, pour plusieurs raisons. Le poids du Ghana est considérable au sein de la région : son PIB dépasse celui de chacun des membres de l’UEMOA, Côte d’ivoire comprise (respectivement 42 et 36 Md$ de PIB). Le défi de la convergence serait amplifié par les différences de politique macroéconomique. Le Ghana a utilisé l’arme budgétaire dans des proportions sans commune mesure avec ses voisins de la zone franc. Son taux d’inflation est traditionnellement plus élevé. Sa devise, le cedi, s’est régulièrement dépréciée, mais une stabilisation de son cours est actuellement recherchée. Économiquement, le rapprochement avec ses voisins, en premier lieu Côte d’Ivoire, aurait beaucoup de sens en termes de développement. Politiquement, il constituerait une novation au regard de la tradition anglophone et panafricaniste du pays. Seule une UEMOA profondément renforcée pourrait, à la fois, attirer le Ghana et répondre aux défis de son adhésion. Une période de transition devrait, selon toute probabilité, être envisagée pour permettre un lien progressif entre les parités et la mise en place graduelle de mécanismes de convergence adaptés. Une telle adhésion constituerait un signal de renouveau incomparable. 18 Agence française de développement
  23.  3/ Les conditions d’une transition réussie La réussite de toute réforme de la Zone franc est subordonnée à trois conditions. a/ un dialogue confiant avec les autorités africaines La France s’est d’ores et déjà, au plus haut niveau, déclarée ouverte aux propositions émanant de ses partenaires africains. Elle doit confirmer qu’il existe un espace pour des changements importants sans remise en cause de sa garantie. Elle ne doit pas craindre d’alimenter le débat pour lever les inévitables inhibitions pouvant freiner les initiatives africaines. Les modalités devront ensuite être discutées dans les formes, en tenant compte de l’incontournable dimension technique des sujets. La consultation doit notamment s’opérer à trois niveaux : celui des gouverneurs et des experts économiques et monétaires, des ministres et gouvernements et des chefs d’Etat (qui pourraient être conviés à un premier sommet sur l’avenir de la coopération monétaire avec l’Afrique). Une campagne diplomatique d’explication en direction des autres pays et regroupement régionaux africains serait bienvenue. b/ une communication mettant l’accent sur le renforcement de la monnaie Toute annonce de réforme est susceptible de déclencher la spéculation. Il faut donc préparer soigneusement toute annonce. Sur le fond, le message essentiel est qu’il s’agit, non de supprimer le pilier de la garantie française, mais de le compléter par le pilier de disciplines africaines plus solides. La garantie française doit donc être solennellement confirmée et le message diffusé être celui d’un renforcement des francs BCEAO et BEAC. Le renforcement de la coordination économique et de l’intégration régionale sont des conditions-clés de la réforme19 . Un haut degré d’exigence et une forte plausibilité de mise en œuvre sont nécessaires. Si elle n’a pas à se substituer aux Etats africains dans la relation courante avec leurs sociétés civiles, la France ne peut pas pour autant se résigner à des malentendus permanents quant à la nature de sa coopération. Des Etats généraux de la coopération monétaire avec l’Afrique, organisés à l’occasion de la réforme, permettraient un débat utile avec les interlocuteurs non étatiques (académiques, milieux économiques et sociaux, société civile). Des comparaisons interafricaines devraient être encouragées (par exemple sous forme de colloques consacrés aux différents régimes monétaires africains). Elles aideraient à réfléchir aux enjeux monétaires sans se limiter au cas d’un franc CFA hérité de l’histoire et, par-là, à mieux se les approprier. c/ un accompagnement international et européen méthodique Juridiquement, la France a l’obligation de saisir l’Union de tout projet de réforme majeur, comme de tout élargissement de la zone à laquelle sa garantie est accordée. Au-delà des procédures, elle doit s’employer à mieux associer ses partenaires européens et à promouvoir la coopération entre la BCE et les banques centrales africaines. 19 L’adoption rapide d’un panier de monnaies est un enjeu distinct. L’important est d’en offrir la latitude à la partie africaine pour bien marquer qu’il n’existe plus d’obligation héritée du lien colonial. Le choix du timing et des modalités, ensuite, lui appartiendra.
  24.  CONCLUSION Avec l’appui apporté en matière de sécurité et de défense à de nombreux Etats africains, le soutien monétaire est l’un des piliers distinguant le plus la relation de la France avec l’Afrique de celle des autres pays industriels. Ce n’est pas un hasard si ces deux domaines relèvent de fonctions de souveraineté : l’Afrique se différencie du reste du monde par la difficulté du « passage à l’Etat », une forme politique qui n’était pas dans sa tradition avant la colonisation, qui se heurte à la persistance de traditions tribales, mais que l’ordre westphalien du monde appelle inéluctablement. Le fait que la France, mieux que d’autres, parvienne à épauler l’Afrique sur ce terrain difficile est un atout maître pour sa coopération et son rayonnement. Mais toucher à la souveraineté impose que la coopération ne puisse pas être soupçonnée. Ceci implique de la retenue, un effort inlassable de responsabilisation des acteurs locaux et un cadre d’intervention transparent, discuté avec le reste de la communauté internationale. En matière politique et militaire, la mue été progressivement accomplie depuis 1989, au prix d’une volonté politique tenace de Paris. Toutes proportions gardées, la même clairvoyance et la même volonté sont aujourd’hui nécessaires dans le domaine monétaire. L’avenir de cette coopération et de son apport à l’Afrique en dépendent.
  25.  PRINCIPALES RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Sylviane Guillaumont Jeanneney, Régimes de change et développement en Afrique, Economica, Paris, 2015 Sylviane Guillaumont Jeanneney et Patrick Guillaumont, Quel avenir pour les francs CFA ? Document de travail de la FERDI, Mai 2017 Nicolas Agbohou, Le franc CFA et l’euro contre l’Afrique, Editions Solidarité mondiale, Paris, 2016 Sortir l’Afrique de la servitude monétaire, A qui profite le franc CFA ? (ouvrage collectif, sous la direction de Kako Nubukpo, Martial Ze Belinga, Bruno Tinel, Demba Moussa Dembele), La dispute, Paris, 2017 Dominique Pilhon, Les taux de change, Collection Repères, Paris, 2017. Benoît Claveranne, La Zone franc, Economica, Paris, 2005 Serge Michailof, Africanistan, L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ? Fayard, Paris, 2015
  26.  ANNEXES ANNEXE I : REPÉRÉS SUR LE DÉBAT TAUX DE CHANGES FIXE OU FLEXIBLES EN AFRIQUE Le flottement pur est rarement envisageable en Afrique subsaharienne Un marché des changes « autorégulateur » suppose des marchés financiers développés et ouverts. Seuls les marchés financiers présentent une élasticité-prix à court terme permettant au jeu de l’offre et de la demande de jouer pleinement son rôle (les opérations courantes ne sont quant à elles sensibles au taux de change qu’avec retard donnant lieu à des effets d’hystérésis). Or ces marchés ne sont, en Afrique subsaharienne et à l’exception de l’Afrique du sud, ni développés, ni ouverts. Le flottement pur risquerait donc, non seulement de ne pas atteindre ses objectifs, mais de se révéler déstabilisateur. Les variations de termes de l’échange sont de grande ampleur La richesse de l’Afrique en matières premières, conjuguée avec la faible diversification économique fait d’elle un price taker dans les échanges internationaux. Elle subit donc des variations des termes de l’échange amples et exogènes. Même si cette réalité se décline différemment selon la nature des produits (accentuée avec le pétrole, atténuée sur certains produits agricoles), elle représente une constante. A priori, ceci ne plaide pas pour la rigidité des taux de changes. Mauvaise réponse à court terme à une chute des matières premières, la dépréciation peut s’imposer à long terme Un pays subissant une forte chute de ses recettes d’exportation ne trouvera pas dans la dévaluation une parade idéale. La dépréciation n’influera guère sur le volume des exportations dont les prix sont donnés et indépendants du taux de change. Elle renchérira, certes, le coût des importations, mais au prix d’un effet récessif s’ajoutant à celui de la chute des recettes. En revanche, en cas de dégradation durable des termes de l’échange, une baisse de parité pourra se révéler nécessaire dans le cadre d’une stratégie de redressement de la balance des paiements. Les régimes « intermédiaires » prévalent en Afrique La fixité des changes a reculé en Afrique subsaharienne. Pour autant, le flottement pur ne s’est pas imposé, sauf en Afrique du sud. Ce sont donc les régimes intermédiaires qui prévalent. Sans être complètement orthogonal par rapport à la tendance, le franc CFA s’en distingue nettement. Les effets du change sur la pauvreté sont méconnus Selon Sylviane Guillaumont Jeanneney et Patrick Guillaumont, une abondante littérature atteste les bienfaits de la maîtrise de l’inflation (favorisée par un système de changes fixes) pour les couches défavorisées, peu à même de protéger leurs avoirs en cas d’érosion monétaire accélérée. Mais une dépréciation monétaire est favorable aux paysans pauvres si elle relance la croissance et si leur production est exportée, donc valorisée par rapport aux biens non échangeables. Tel est généralement le cas dans les campagnes en Afrique (à l’inverse de la Chine, où la production paysanne est principalement destinée au marché intérieur et souffrira d’une dépréciation du change, laquelle renchérit les intrants sans augmenter les recettes). L’on sait peu de chose sur les effets d’une dépréciation sur la pauvreté urbaine, qui s’est beaucoup étendue en Afrique. Selon Sylviane Guillaumont-Jeanneney, aucune recherche académique n’a eu lieu sur ce sujet depuis 20 ans.
  27.  ANNEXE II : INFLATION ET CROISSANCE : SÉRIES LONGUES COMPARÉES EN AFRIQUE (Source : Banque de France)
  28.  ANNEXE III : ZONE FRANC ET UNION EUROPÉENNE : DES RÈGLES SOUVENT IGNORÉES Résumé : la France a été autorisée à maintenir les accords de la Zone franc mais l’accord préalable du Conseil de l’Union européenne est requis si la nature ou la portée de la garantie française sont affectées, ou encore en cas de changement de périmètre. I/ Lors du passage à l’euro, une argumentation française acceptée en partie seulement La question des accords de la Zone franc n’a pas été soulevée par la France lors de la négociation du Traité de Maastricht, notamment par crainte des réserves allemandes et par souci de ne pas rendre plus difficile la réalisation de l’Union économique et monétaire. Cette omission a pu être réparée in extremis, en 1998, à la veille du passage à l’euro et grâce au contexte favorable créé par la nette qualification de la France. La France a alors invoqué la nature budgétaire (et non monétaire) du soutien apportée à la Zone franc. En outre, elle a souligné que la taille des économies concernées limitait les risques d’impact macroéconomique pour l’Union européenne. L’Union s’est prononcée par décision du Conseil des Ministres en date du 23 novembre 1998 (moins de six semaines avant le passage à l’euro… !). Elle n’a pas tout à fait reprise l’argumentation française, qui tendait à présenter la coopération monétaire de la Zone franc comme de compétence nationale. La décision européenne prend, certes, acte du financement budgétaire de la garantie française, qui permet de ne pas impacter la politique monétaire commune. Néanmoins, elle rappelle que la politique de change est désormais de compétence européenne. En conséquence, la France peut continuer à gérer les accords de la Zone franc mais sur autorisation de l’Union et dans un cadre défini par cette autorisation. II/ La France est autorisée à gérer les accords de la Zone franc et à conduire elle-même les relations avec les pays africains concernés La gestion courante de la coopération et les relations avec les Etats africains de la Zone franc ont été peu affectées : la France est autorisée à les conduire directement. De là l’impression de continuité qui se dégage, notamment lors des réunions de la Zone franc, où la compétence européenne est rarement évoquée. En ces domaines, les institutions européennes (Commission, BCE et Comité économique et financier) sont simplement censées être « tenues régulièrement informées ». Dans le cas particulier d’une modification de parité (considérée comme faisant partie de la gestion de la coopération puisque le taux de change est fixe mais non irrévocable), une information préalable du Comité économique et financier de l’Union européenne est requise. III/ Toute modification des accords requiert une décision préalable du Conseil de l’Union européenne L’autorisation a été donnée sur la base des accords existants. Ceux-ci ne peuvent donc pas être modifiés sans l’accord de l’Union européenne. Deux aspects sont explicitement visés dans la décision : une modification du périmètre de la Zone franc (donc tout élargissement, ce que les partenaires africains de la France ignorent souvent) et une modification des dispositions relatives à la garantie de convertibilité apportée par la France au franc CFA. En ce cas, la procédure est une décision du Conseil prise sur recommandation de la Commission et après consultation de la BCE.
  29.  IV/ L’absence de valorisation du passage à l’euro est une perte d’opportunité Pour des raisons circonstancielles, ce passage avait été opéré discrètement. Depuis, la France n’a pas saisi l’occasion d’associer ses partenaires européens (« l’information régulière » des instances européennes sur le fonctionnement de la Zone prévue par la décision de 1998 aurait pu en fournir l’occasion). Le passage à l’euro n’a pas non plus été valorisé politiquement par la France auprès des opinions africaines. Or le gain de statut a été notable pour les francs CFA. Avec le franc français, ils étaient rattachés à une devise occupant un rang second, par rapport au dollar et aux devises fortes (mark, yen). Avec l’euro, les francs CFA sont liés à l’une des deux plus grandes devises internationales, dans le cadre d’un système international qui s’est lui-même rééquilibré. Au-delà de l’aire élargie que cela lui ouvre en Europe et des liens commerciaux persistants avec cette dernière20, deux éléments mériteraient d’être soulignés. 1/ La fixité n’est pas seulement intéressante pour les entreprises européennes. Elle l’est également pour la plupart des opérateurs dans le monde : le risque de change euro leur est familier. C’est un risque de change vis-à-vis d’une grande devise, qui n’a rien de commun avec ce que représente le risque de change avec les autres devises africaines, ni même avec ce qu’était le risque franc français (cf. dépréciation de 30% par rapport au mark entre 1980 et 1986). C’est donc un atout pour l’attractivité et l’insertion internationale des pays concernés. 2/ La « dépendance » doit s’apprécier par comparaison avec les autres devises de pays en développement. Entre 2014 et 2016, des pays aussi importants que l’Egypte, le Brésil et la Russie ont subi des dépréciations importantes d’origine exogène (politique de la FED et cours des matières premières). Ces dépréciations signent la dépendance monétaire des pays n’appartenant pas au cercle des pays avancés et des autres grandes puissances économiques (Chine), le plus souvent vulnérables à la spéculation. Ceci relativise quelques peu la « dépendance » de la Zone franc dès lors que l’ancre est suffisamment large et stable : quitte à subir une dépendance, qui semble inévitable, ne vaut-il pas mieux engranger, en compensation, l’avantage de cette stabilité (cas du franc CFA, notamment grâce au soutien extérieur dont il bénéficie et qui le protège des marchés) ? 20 En 2014, les exportations de l’UEMOA étaient respectivement de 37,9% vers l’Europe, 39,3% vers l’Afrique, 8% vers l’Amérique et 13,2% vers l’Asie. Provenance des importations : 39,1% Europe, 19,8% Afrique, 11,4% Amérique et 29,4% Asie
  30. (source : FMI,AVRIL 2018 ).

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