LA RUPTURE AHIDJO-KEMAJOU : UN PSYCHODRAME REGRETTABLE

Attaque de la chefferie de Bazou : 5 morts

Une dépêche de l’AFP annonçait dans son édition du 16 janvier 1960 : « Une bande de terroristes a attaqué dans la nuit de dimanche à lundi la chefferie de Bazou. (…) Les terroristes, après avoir coupé les routes autour de la chefferie afin d’empêcher l’intervention des forces de l’ordre, ont incendié plusieurs cases ainsi que les constructions abritant la mission catholique. Ils se sont ensuite rendus au palais du chef bazou, M. Daniel KEMAJOU et ont tué cinq membres de sa famille après avoir pillé le palais. M. Daniel KEMAJOU, qui est l’ancien président de l’Assemblée législative du Cameroun et ancien conseiller de l’Union française a pu s’échapper.  (Nota Bene : cette attaque intervenait quelques semaines après une rupture fracassante entre AHIDJO et KEMAJOU sur un malentendu qui laissa de profondes traces. Voir le dossier spécial que je lui consacre.) Feu mon confrère Eugène NDJIKI NYA, à l’époque reporter volant au mensuel LE BAMILEKE me donna des informations précieuses sur cette rupture, orchestrée en sous-main par AKASSOU pour évincer KEMAJOU du perchoir de l’Assemblée. Information capitale relative à l’attaque de la chefferie de Bazou : si AHIDJO n’avait pas donné au chef de région TER SARKISSOV l’ordre d’envoyer un hélicoptère à Bazou exfiltrer sans délai KEMAJOU Daniel, nul doute qu’il aurait été assassiné pendant l’attaque de la chefferie).

KEMAJOU Daniel

                Personnage politique de premier plan au moment où le Cameroun se prépare à accéder à l’indépendance, il fut le premier maire élu de Nkongsamba (pendant longtemps troisième ville du Cameroun, après Douala et Yaoundé) le 18 novembre 1956 lors des premières élections municipales organisées au Cameroun. En vertu de la loi du 18 novembre 1855, Yaoundé, Douala et Nkongsamba avaient été transformées en communes de plein exercice. Elu premier président de l’Assemblée législative , c’est lui qui le 15 mai  1957 investit le premier gouvernement camerounais avec André-Marie MBIDA comme Premier ministre. Il avait été aussi Conseiller de l’Union française. L‘on retiendra de lui, entre autres, sa forte déclaration du 16 février 1958 sitôt la démission de MBIDA rendue publique : « Il n’y a pas eu de manœuvres politiciennes ; le gouvernement formé le 15 mai 1957 était un gouvernement mort-né, faute de majorité parlementaire et d’adhésion de la masse populaire. » Son opposition frontale à AHIDJO lors des débats sur l’octroi des pleins pouvoirs sollicités par AHIDJO marqua les esprits. L’ancien président de l’Assemblée fut condamné en juin 1965 à un an de prison et cinq ans d’interdiction de séjour pour non dénonciation de crime, dans le procès intenté contre l’ancien ministre Jean-Pierre WANDJI NKUIMY ; ce dernier fut condamné aux travaux forcés à perpétuité par le tribunal militaire de Yaoundé pour complicité d’assassinat du sous-préfet de Bazou et atteinte à la sûreté de l’Etat.

En 2017 j’ai eu de longs entretiens avec feu Madame Germaine Habiba AHIDJO, au cours desquels elle me fit la genèse de l’arrivée de Daniel KEMAJOU à la présidence de l’Assemblée nationale en 1957. Le hasard avait fait que Germaine AHIDJO et Monique KEMAJOU soient amies de collège. Après l’installation d’ AHIDJO comme Premier ministre, Monique fit savoir à Germaine que son mari aimerait bien être président de l’Assemblée nationale, et pour cela elle attendait de sa part un coup de main auprès de son mari. Germaine en toucha un mot à son mari, qui lui demanda : « Tu connais bien  KEMAJOU ?» « Pas du tout mais sa femme est une grande amie, alors si tu peux lui faire plaisir… » « Si je te demande si tu connais bien le mari de ton amie, c’est parce qu’il est quelqu’un de plutôt difficile ; s’il demande ta main et tu la lui donnes, il demande le bras, et si tu cèdes il exige l’épaule… » « Ce sont vos affaires de politiciens ; Monique ne m’a pas dit que son mari voulait autre chose. » « Pour le moment peut-être, mais avec lui cela finit toujours mal… Bon dis à ton amie que je vais voir ce que je peux faire pour son mari. » AHIDJO réussit, non sans mal, à imposer la candidature de KEMAJOU, qui ne l’emporta que par 5 sièges sur un vieux cacique du parti, l’Antillais NININE. Dans la gestion de la présidence de l’Assemblée, KEMAJOU tira parfaitement son épingle du jeu, et apporta une aide précieuse à AHIDJO pendant les débats sur l’avenir du Cameroun à l’ONU. Lors de la tentative de KEMAJOU de rempiler pour un deuxième mandat, les choses se passèrent sans trop de mal. En revanche, la troisième tentative transforma l’arène de l’Assemblée en un champ de bataille oratoire.

Le 14 octobre 1959 en effet, les députés du Nord votèrent contre la candidature de KEMAJOU à la présidence de l’Assemblée nationale, au profit de Jean-Baptiste MABAYA. Le premier briguait un troisième mandat consécutif, et il réagit violemment à cet échec. Convaincu qu’il s’agissait d’un coup tordu d’AHIDJO, il le traita de tous les noms, au point de s’attaquer à sa personne en le traitant de bâtard ; toutes les protestations de la bonne fois d’AHIDJO étant restées vaines, il rétorqua à KEMAJOU : « quand on frappe un chien on ne peut pas l’empêcher de crier. » Feu mon confrère NDJIKI NYA m’expliqua peu avant sa mort que  le chef du groupe parlementaire d’AHIDJO, le député AKASSOU lui donna les raisons de ce vote défavorable à KEMAJOU : ce dernier venait de prendre ouvertement ses distances avec la politique du gouvernement en pays bamiléké. « Nous ne savons plus s’il est avec nous ou contre nous. » A ce moment-là, les relations jusque-là au beau fixe entre AHIDJO et la classe politique bamiléké traversent une passe difficile, du fait du durcissement de la situation politique ; l’explication fournie à NDJIKI NYA par le député AKASSOU à propos de l’attitude de KEMAJOU pourrait s’appliquer tout aussi bien à NJINE Michel, puisque ce dernier, qui préside le cabinet en l’absence du Premier ministre AHIDJO est démis de ses fonctions le 12 septembre 1959 ; bien qu’il ait démenti  avoir été limogé, et affirmé avoir démissionné de son propre chef, il semble avoir payé son soutien à l’idée de l’organisation d’une table ronde avant l’indépendance préconisée par certains hommes politiques, ce qui, bien évidemment, n’arrangeait pas les affaires d’AHIDJO. « Pressenti pour constituer un parti bamiléké d’obédience gouvernementale ou superviser l’implantation de l’UC dans l’Ouest, D. KEMAJOU refusa explicitement par calcul, estimant qu’il ne pouvait miser sur M. AHIDJO dont la carrière politique était compromise par sa collaboration avec le colonialisme, et les jours comptés. » L’incident qui aboutit à la rupture brutale entre KEMAJOU et AHIDJO a lieu le 13 octobre 1959, à l’ouverture  de la session de l’ALcam (Assemblée législative du Cameroun). Philippe GAILLARD (« Le Cameroun, in L’Harmattan, tome 1, p.234) note avec beaucoup de perspicacité que « c’est le groupe UC qui, contre l’avis du Premier ministre – une telle fronde ne se reproduira jamais dans l’histoire du parti –, prend l’initiative de remplacer KEMAJOU à la présidence par un député de l’Est, Jean-Baptiste MABAYA. »  Cette situation était d’autant plus dommageable que Madame AHIDJO m’a expliqué  que son mari avait tenu à être présent à cette séance, et avait beaucoup insisté pour que le groupe vote en faveur de KEMAJOU, malgré tous les griefs qu’il pouvait nourrir à l’endroit de ce dernier. 

Dans toutes les questions concernant les relations entre AHIDJO et KEMAJOU, ce dernier – et fort heureusement pour lui—eut la chance inouïe d’avoir affaire à quelqu’un qui ne nourrissait aucune haine ni aucune rancune personnelles à son endroit, bien au contraire. Lors de l’attaque de la chefferie de Bazou, il eut la vie sauve parce que AHIDJO avait appelé le chef de région, Ter SARKISSOF, pour lui ordonner d’envoyer immédiatement un hélicoptère évacuer le chef. (Sources : entretiens avec feu NDJIKI NYA). Dans l’affaire de l’assassinat du sous-préfet de Bazou où il était accusé de non dénonciation de ce funeste projet, KEMAJOU écopa seulement d’un an de prison, là où il aurait dû, pour une accusation aussi grave, être condamné à mort. Suite à cette condamnation de l’ancien président de l’Assemblée nationale, sa femme Monique reçut injonction de quitter la maison de fonction qu’il occupait avec sa famille. Informé de la situation par Germaine AHIDJO, le Premier ministre autorisa Madame KEMAJOU  à rester dans la maison; bien mieux, il lui trouva même un emploi. Après avoir galéré à sa sortie de prison, Daniel KEMAJOU fut nommé Ambassadeur itinérant le 18 mai 1977, fonctions qu’il occupa jusqu’à sa mort le 26 janvier 1984. (Sources : entretiens avec Germaine AHIDJO, feu Eugène NDJIKI NYA, feu Gabriel DJEUDJANG, ancien président de la Cour…. et TCHOUA KEMAJOU Vincent, actuel chef Bazou, un de mes cousins directs).

NOTA BENE : Dans le dossier de la bataille relative à l’octroi des pleins pouvoirs demandés par le gouvernement AHIDJO pour combattre la rébellion armée qui avait pris beaucoup d’ampleur en pays bamiléké, M. NJINE vota en faveur du gouvernement, montrant ainsi que malgré les malentendus, en particulier son limogeage, il ne nourrissait aucune rancœur à l’endroit du chef du gouvernement. En revanche, dans cette affaire du vote des pleins pouvoirs  à AHIDJO, KEMAJOU en avait fait une affaire personnelle et, avec SOPPO PRISO, mena une charge particulièrement violente contre le Président, charge qui connut un cuisant échec : seulement 12 voix contre les pleins pouvoirs, et 50 voix pour. J’ai tenu à préciser tout cela, pour respecter la vérité historique : KEMAJOU Daniel était mon oncle paternel (demi-frère de mon père YOUNGA NANA Joseph, connu à Bazou par cette génération comme « tchitcha » (maître d’école)…  Samuel MBAJUM, journaliste retraité

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